Retour sur les relations de l'enseigne avec les agriculteurs dans les années 1960


 



 

              Depuis la fin des années 1970, les producteurs et les distributeurs entretiennent des relations tendues. Si le paysage syndical et les enjeux et modalités de la production agricole se sont considérablement transformés au cours de ces dernières décennies, les causes de cette tension, elles, demeurent globalement inchangées. Les agriculteurs reprochent en particulier aux distributeurs de s’accorder, à la suite d’âpres négociations avec les intermédiaires, collecteurs et transformateurs (coopératives, laiteries, abattoirs, entreprises agro-alimentaires, …), des marges substantielles sur des produits achetés à bas coût. Les distributeurs assurent, eux, que ce sont les intermédiaires qui s’octroient des marges démesurées aux dépens des agriculteurs. Ponctuellement, lors des épisodes de surproduction et donc, de chute des cours des matières premières, ces tensions se sont traduites (et se traduisent encore) par des actions plus ou moins violentes - blocages des plates-formes d’approvisionnement, manifestations sur les parkings des magasins, actes de vandalismes sur les points de vente… Pourtant, dans cette relation tripartite, l’antagonisme entre distributeurs et agriculteurs n’a pas toujours existé. Dans les années 1960, la donne est différente.

 

1. E. Leclerc : un protagoniste ni convié, ni attendu dans le débat sur le malaise agricole

                   Dès les années 1950, le monde paysan s’est engagé dans une mutation sans précédent. Les agriculteurs, poussés par l’Etat et leur syndicat, la FNSEA, à accroître leur production et à améliorer leur productivité, se sont fortement endettés pour moderniser leurs exploitations. Comme la demande intérieure n’a pas suivi dans les mêmes proportions l’augmentation de la production, leurs efforts ne se sont cependant pas traduits par une hausse de leurs revenus. Dans un contexte d’amélioration globale du niveau de vie, ils se sentent marginalisés et laissés pour compte. Il en nait un malaise qui touche de nombreux agriculteurs.

De leur côté, les grandes surfaces, quasi-inexistantes au début des années 1960, sont alors absentes du débat sur le malaise agricole. En effet, si les années 1960 seront celles du développement des supermarchés, c’est dans la décennie suivante que les hypermarchés prendront réellement leur essor. Le Mouvement Leclerc suit cette évolution : il passe de 84 épiceries et petits magasins de textiles et chaussures en 1960 à de 200 points de vente dont trois quarts de supermarchés en 1969. Autrement dit, dans les années 1960, d’un point de vue numérique, l’enseigne n’est qu’un acteur de second plan du commerce de détail.

Pourtant, à plusieurs reprises, tout au long de cette décennie, Edouard Leclerc a dénoncé les marges disproportionnées des intermédiaires de l’agro-alimentaire, s’invitant dans un débat dans lequel il n’était pas invité et encore moins attendu. Il a soutenu les producteurs d’artichauts, en juin 1961 et en 1964, ceux de choux-fleurs en 1963, les pêcheurs de la coopérative d’Etaples en 1964…  Il a, chaque fois, mis habilement à profit sa notoriété, acquise à la fin des années 1950, via des interviews aux médias ou des « ventes directes » pour attirer l’attention des pouvoirs publics et des consommateurs sur les dysfonctionnements du système français de distribution.

 

2. Un exemple : E. Leclerc, les producteurs de lait et les coopératives

                    En 1963, Edouard Leclerc achète à un producteur de Ploudaniel l’ensemble de sa production de lait. Il l’achète à un prix supérieur à celui auquel l’achète habituellement la coopérative et la revend aux consommateurs à un prix inférieur à celui pratiqué par les autres détaillants. Autrement dit, dans cette opération, ET l’agriculteur ET le consommateur sont gagnants. Son action sera relayée par la presse, tandis que l’agriculteur, qualifié de traitre par ses homologues, subira en retour des pressions et intimidations des syndicats, la FDSEA en premier chef.

Un an plus tard, en juillet 1964, une « grève du lait » touche progressivement toutes les régions françaises : les syndicats de producteurs, qui réclament au gouvernement une revalorisation du prix du lait à la production et un ajustement de son prix au détail sur le prix européen, font la « grève des livraisons » et privent du même coup les détaillants (et donc les consommateurs) d’une denrée de base. E. Leclerc s’invite dans le débat en parvenant à proposer du lait frais dans les centres distributeurs du Finistère alors que les autres points de vente en sont tous dépourvus. Pour y parvenir, il confisque le lait de la coopérative de Ploudaniel en immobilisant ses camions sur la route… lait que la coopérative avait elle-même saisi de force chez le fournisseur habituel d’Edouard Leclerc. Plus tard, le 29 septembre 1964, il appelle les habitants de Brest à « une réunion de protestation » et le 12 octobre de la même année, il organise une réunion-débat à Paris au cours de laquelle il affirme être prêt à assurer la direction d’une coopérative agricole pour faire la démonstration de ses méthodes.

3. Réformer l’ensemble du système de distribution français

                     Edouard Leclerc s’est donné pour mission de réformer l’ensemble des circuits de distribution, d’où sa légitimité à participer au débat selon lui. Sa dénonciation du poids des intermédiaires s’insère ainsi dans un projet plus global, dont l’ouverture de centres distributeurs ne constitue qu’un élément.

A travers ses actions, Edouard Leclerc cherche à attirer l’attention des pouvoirs publics et des consommateurs sur les dysfonctionnements du marché. D’une part, il dénonce l’immixtion des intermédiaires dans la fixation des prix au détail, qui devrait être, pourtant, uniquement l’affaire des distributeurs : « que chacun fasse son métier et les vaches seront bien gardées ! » explique-t-il, non sans humour, dans une interview accordée à Ouest France le 23 mai 1963. D’autre part, en court-circuitant les circuits de distribution agricoles, il met la lumière sur les marges des coopératives et leur mainmise sur les agriculteurs : « Les coopératives agricoles ne sont plus aujourd’hui, animées par l’esprit de leur fondateur. En fait, elles ressemblent à des trusts capitalistes et se comportent comme tels. Leurs bras tentaculaires contrôlent toute l’économie rurale : vente de matériel et d’engrais aux producteurs, achat de leur récolte (…). La transformation et la commercialisation des produits laitiers procurent des bénéfices dont le montant  peut stupéfier consommateurs et producteurs. (…) ».

 

Alors que les enjeux se sont infiniment complexifiés au fur et à mesure de la concentration du secteur de la distribution, ce retour sur des épisodes mal connus surprend et permet de mettre en perspective une relation tripartie souvent considérée, à tort, de toute éternité.

Des clés pour comprendre
 

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Edouard Leclerc ouvre son 1er magasin à Landerneau, en Bretagne, avec la volonté de faire baisser les prix pour le consommateur.

Cette aventure humaine est très vite devenue collective formant aujourd'hui une coopérative d'adhérents indépendants, propriétaires de leurs magasins.