De la vente « encadrée » au libre-service ou l'entrée du Mouvement E. Leclerc dans la distribution de masse (1949-1962)


 



 

En mars 1962, treize ans après avoir lancé la vente directe à prix de gros, Édouard Leclerc ouvre le premier supermarché du Mouvement, cours Jean Jaurès, à Brest. C’est aussi le premier magasin en libre-service, technique de vente qu’il avait pourtant longtemps refusée. Pourquoi avoir d’abord critiqué le libre-service ? Pourquoi avoir soudainement changé d’avis ?

Revivez en photos le passage de la vente "encadrée" au libre-service , cliquez ici

 

L’invention du libre-service aux Etats-Unis

(Voir article de Catherine Grandclément)

    La création du libre-service est traditionnellement attribuée à Clarence Saunders qui, en 1916, convertit son épicerie traditionnelle sous l’enseigne Piggly Wiggly, située à Memphis (Tennessee), en self-service. Les premiers magasins en self-service sont en réalité apparus en Californie,  leur création étant inspirée des restaurants en libre-service qui fleurissaient alors. En revanche, C. Saunders est bien celui qui a fait breveter différents agencements en libre-service de magasins.


Un magasin Piggly Wiggly (1918)

    Le développement du libre-service a ensuite été assez lent : dans le premier tiers du XXème siècle, il est encore très minoritaire. Sa généralisation va aller de pair avec celle du cash and carry (« payez et emportez ») introduit par les chaînes succursalistes, fer de lance de la modernisation de la distribution américaine dans les années 1910-1930. Le cash and carry repose sur un certain nombre de pratiques en rupture avec celles du commerce traditionnel :

 

-          pas de « vente à prime » (remise lors de l’achat d’un coupon qui donne droit à un petit cadeau »)

 

-          souci d’effectuer des économies d’échelle,

 

-          pratique de prix bas

 

-          développement de la publicité

 

-          et surtout, suppression des services comme le crédit et la livraison à domicile (d’où le nom de cash and carry)

 

L’introduction du libre-service en France

    Au printemps 1947, plusieurs dirigeants de groupes succursalistes français – les Établissements Goulet-Turpin, les Docks lyonnais, les Docks franc-comtois et Paridoc - effectuent un voyage aux États-Unis et au Canada afin d’observer les méthodes de distribution américaines.  Ils sont particulièrement frappés par le self-service et la présence de meubles réfrigérés. Les Établissements Goulet-Turpin ouvrent aussitôt, dès 1948, un magasin en libre-service. Les autres enseignes suivront. Mais le développement du libre-service en France reste lent.

    Entre 1957 et 1965, 2347 patrons de la distribution française se rendent à Dayton afin d’assister aux séminaires organisés par la National Cash Register Company (NCRC) sur les « méthodes marchandes modernes ». Ils reviennent acquis au libre-service et au supermarché. Pourtant, la progression du libre-service reste lente en France : en 1963, on compte seulement un magasin en libre-service pour un million d’habitants, là où la Grande-Bretagne en compte 173 et la RFA 558.

 

La défense de la « petite affaire » : la position initiale d’É.Leclerc

    La lente progression du libre-service en France s’explique notamment par le fait que nombreux sont ceux qui ont d'abord douté de ses chances de succès dans l’Hexagone : on l’a accusé de ne pas correspondre à la psychologie de la ménagère française, on pensait que le pouvoir d’achat était insuffisant en France… Édouard Leclerc a longtemps fait partie de ce cortège de sceptiques.

    Pour lui, la seule innovation pérenne et à laquelle les consommateurs sont sensibles constitue la pratique de bas prix. Dans l’une de ses premières interviews à la presse, en 1957, ​Édouard Leclerc expliquait : « Nos « centres distributeurs » sont exploités à l’échelon familial (…). Toute la réussite de notre système de vente tient en effet, dans cette organisation  qui est, si bizarre que cela puisse paraître, la négation même de la grosse affaire ».  La place occupée par le catholicisme dans son environnement familial et dans son éducation a considérablement influencé Édouard Leclerc. Cette influence est perceptible dans la volonté de rompre avec le capitalisme pour replacer l’être humain au cœur de l’activité économique. De même, dans le projet social catholique, la famille est perçue comme la cellule fondamentale et le pilier de la société. Ainsi, son projet de réforme innove, en introduisant la concurrence par les prix, et rassure tout à la fois, en s’appuyant sur les structures traditionnelles du commerce, la « petite épicerie ».

    Aussi, dans les premiers centres distributeurs, les marchandises n’étaient pas proposées en libre-service. Une facture devait être établie pour chaque client, à chaque transaction : les effectifs des centres distributeurs ont vite grossi…

 

Le centre distributeur de produits alimentaires d'Issy-les-Moulineaux en 1959

 

 

 

Le centre distributeur de produits alimentaires de Landerneau en 1959

 

La conversion au libre-service (1962)

(voir l'extrait vidéo (muet) de l'inauguration d'un "supercentre" E. Leclerc à Nancy, 1965)

    La légende dit que c’est à la suite de la visite de l’Express-Marché Goulet-Turpin, de Rueil-Malmaison, en mars 1959, qu’É. Leclerc aurait changé d’avis et se serait converti au supermarché et donc au libre-service. Le Mouvement E. Leclerc s’est largement construit de façon empirique. Comme l’explique Mme Leclerc « En fait, depuis le début, tout marche par expérience. On avance, et s’il y a quelque chose à modifier, on modifie, si ça fonctionne on continue. » (Entretien du 4 décembre 2011). Aussi, il semble vraisemblable que le libre-service ait été adopté en tant que solution à un problème rencontré, en l’occurrence la hausse des frais de personnel.

   En effet, la croissance importante des clients et des ventes s’est traduite par une croissance exponentielle des effectifs des Établissements Leclerc. Cette croissance des effectifs s’explique également par l’ouverture d’un second centre distributeur, en 1958, à Grenoble et d’un centre textile, en 1960, à Landerneau. Entre 1955 et 1960, les Établissements E. Leclerc passent de 3 à 31 salariés (temps partiels et plein temps confondus). Les frais de personnels ont rapidement constitué l’essentiel des frais généraux et ont crû à un rythme beaucoup plus rapide que  le chiffre d’affaires (CA) : entre 1955 et 1961, le CA est multiplié par cinq tandis que les frais de personnel le sont par presque 22 !


    Or, cette croissance exponentielle des frais de personnel est en contradiction avec l’un des principes défendus par É. Leclerc - le maintien des frais généraux à un niveau le plus bas possible - et avec son projet - offrir les prix les plus bas aux consommateurs.

    Aussi, il est fort à parier que l’adoption du libre-service ait constitué, à un moment précis du développement des Établissements E. Leclerc, LA solution incontournable pour maintenir des bas prix et donc, rester en accord avec la ligne commerciale historique. Ce faisant, il abandonne le stade artisanal de la distribution pour passer au stade industriel. Ce passage au libre-service et aux supermarchés, en mars 1962, marque l’entrée du Mouvement dans l’ère des usines à vendre.


Le centre E. Leclerc de Bailleul en 1967

 

 

Le centre E. Leclerc de Salon-de-Provence en 1968.

Des clés pour comprendre
 

Recherche
dans les archives

E.Leclerc est à vos
côtés depuis 1949

Edouard Leclerc ouvre son 1er magasin à Landerneau, en Bretagne, avec la volonté de faire baisser les prix pour le consommateur.

Cette aventure humaine est très vite devenue collective formant aujourd'hui une coopérative d'adhérents indépendants, propriétaires de leurs magasins.